La pensée en paris d’Annie Duke

Le biais de résultage


Telle Julia Galef, Annie Duke est une rationaliste américaine dont les écrits provoquent en moi de la vénération. En plus d’être une autrice à succès, Annie Duke est une grande championne internationale de poker. On n’imagine guère de plus solides garanties pour une femme qui parle de sciences comportementales et de théorie de la décision. Nous allons dans cet article parler de l’idée présentée dans le premier chapitre du livre Thinking in Bets de la « Duchesse du poker » ; mais je souhaite aussi rapidement conseiller à mes lecteurs que l’anglais n’effraie pas trop son tout dernier livre How to Decide, qui est une merveille de pédagogie en théorie de la décision : lire ce livre, c’est déjà prendre de bonnes habitudes ! Ce dont nous allons parler aujourd’hui est un biais cognitif peu connu et particulièrement persistant : le biais de résultage (je crée ce néologisme pour traduire resulting bias en anglais).

Illustration par Agathe Jourdan

La panenka !

Pour illustrer ce piège de l’esprit, Annie Duke prend, et cela se comprend, un exemple en football américain, sport très peu connu en nos latitudes. Mais on n’aura pas à chercher bien longtemps pour trouver chez nous une illustration éclatante dans un des gestes les plus célèbres du football moderne : la panenka de Zinedine Zidane à la cinquième minute de la finale de la Coupe du Monde de football en 2006. L’enjeu du biais de résultage est de faire une bonne connexion entre la qualité d’une décision et la qualité de son résultat. Si je vous demande quelle a été votre meilleure décision de l’année, je m’attends (« Je suis prête à le parier ! », dit Annie Duke) à ce que cette décision ait conduit à un bon résultat, car dans notre esprit, il est très difficile de penser qu’une bonne décision puisse avoir des mauvaises conséquences. Mais nous allons voir que parfois une bonne décision a de mauvais résultats, et une mauvaise décision de bons résultats. Etudions à présent la panenka de Zizou. A-t-elle un bon résultat ? Assurément oui, du point de vue de celui qui a pris la décision ! Mais est-ce une bonne décision qui a conduit à ce résultat ? On peut raisonnablement en douter. L’analyse détaillée du résultat (et là je recommande à la plus jeune génération qui pourrait ne pas connaître ce moment d’anthologie d’aller sur YouTube corriger son ignorance de l’Histoire de France) nous permet de voir clairement à quel point cela s’est joué à peu de choses. La panenka est un geste technique difficile à exécuter, et l’échec n’est jamais exclu. Les commentateurs de l’époque ont semblé s’en apercevoir quand ils se sont écriés : « Quel incroyable geste ! Quelle audace ! ». L’audace n’est pas toujours bonne conseillère quand les enjeux sont grands. Imaginons un instant que le ballon heurtât deux fois la transversale, mais sans passer derrière la ligne de Buffon. Les commentateurs auraient certainement toujours qualifié Zidane d’audacieux, mais sans doute avec beaucoup moins d’éloges dans la voix. Zidane a-t-il bien choisi sa stratégie ? Cela restera sans doute un mystère.

Juger le pari, pas le résultat

Parier, c’est prendre une décision sur un avenir incertain, nous dit Annie Duke. Apprendre à faire de bons choix dans un monde incertain, c’est donc apprendre à gérer cette incertitude de manière explicite. Le poker que pratique Annie Duke à très haut niveau est selon elle un excellent laboratoire de l’incertitude, car l’incertitude y est explicite. Certaines situations au poker s’expriment parfaitement en termes de probabilités. L’experte du bluff se souvient dans son livre d’une fois où elle ne jouait pas, mais servait de « dealer », c’est-à-dire une sorte d’arbitre du poker, et commentait la partie pour les spectateurs. Une situation est alors survenue où l’un des joueurs avait 76% de chances de remporter la manche, laissant seulement 24% à son dernier adversaire encore en lice. Annie l’a donc annoncé clairement à son auditoire. Si vous et moi avions été présents à ce moment dans cette pièce, nous aurions tous voulu parier sur la victoire du premier joueur, car de toute évidence, les probas étaient de son côté, et donc du nôtre aussi si nous prenions son parti. Mais l’incertitude demeure, et il s’est avéré que le second joueur avait une meilleure main, et il a remporté la manche. Un spectateur s’est alors insurgé : « Annie, tu t’es trompée ! ». Mais Annie ne s’était pas trompée. Il y avait bien 76% de chances que le premier joueur l’emporte. C’était indiscutablement la meilleure chose à faire que de parier sur lui. Et pourtant, nous aurions perdu notre pari, eussions-nous parié. Dans la prise de décision, il est inévitable de tomber parfois sur des résultats qui ne sont pas ceux souhaités, même quand on met toutes les chances de notre côté. Et l’inverse est tout aussi vrai. Pour juger si une décision a bien été prise ou non, il faut donc juger les conditions du pari, non son résultat.

Tirer les bonnes leçons de l’expérience

Décorréler la qualité de la décision et la qualité du résultat est crucial dans l’amélioration de nos prises de décisions en général. Quand un mauvais résultat survient, ce n’est pas forcément parce que nous avons pris une mauvaise décision, et inversement. Parfois, la chance intervient. La chance, ce n’est pas un concept que nous aimons beaucoup, nous les humains. Nos cerveaux sont faits pour aimer l’ordre et la certitude, et avoir l’idée de hasard et de chance en horreur. Pourtant, quand nous n’avons pas toutes les informations en main (où le gardien de but va-t-il plonger ?, quelles sont les cartes de mon adversaire ?), le mieux reste de considérer cette ignorance comme totalement livrée au hasard. Nous nous retrouvons alors avec seulement les informations sur lesquelles nous pouvons véritablement fonder nos décisions, et c’est cela qui nous permet d’avoir une influence sur l’avenir. Le hasard n’intervient qu’après en révélant ses cartes. Si nous distinguons ces différentes étapes, nous devenons capables d’en apprendre sur notre véritable pouvoir d’influence sur le monde, sans être bernés par le résultat final, sur lequel aura joué le hasard.

Précédent
Précédent

LE COLIBRI

Suivant
Suivant

De l’importance du cœur