Queen Julia

Rationalité épistémique et rationalité instrumentale


J’aime et célèbre la rationalité, car je crois que c’est elle qui fait tourner le monde en un sens que nous autres humains sommes aptes à comprendre. Je trouve quelque chose de merveilleux à l’ordre des choses, aux calculs qui tombent juste, à la reproduction des événements selon des règles universelles... Tout aussi extraordinaire est notre participation à l’organisation du monde par nos actions réfléchies. Pouvoir délibérer, décider, et enfin agir rationnellement, octroie une puissance d’agir quasi démiurgique, quand on y pense. Et pourtant, c’est encore la rationalité qui nous fait concevoir la causalité et le déterminisme, et nous montre que notre être, nos pensées et nos actions ne sont que la suite logique d’états de faits qui nous précèdent. Vous avez compris l’idée, il existe une foultitude de façons de contempler les merveilles de la rationalité. Cette diversité, j’espère l’esquisser au cours de mes articles dans ce sympathique journal.

Julia Galef par BrainDad
Julia Galef par BrainDad

Et pour ce premier article, il me parait inévitable d’introduire mes lecteurs à l’être humain qui m’a le mieux parlé de rationalité : Julia Galef. Julia Galef est une conférencière et écrivaine américaine. Elle tient une chaine YouTube (« Julia Galef »), anime le podcast Rationally Speaking, et est l’auteure du blog Measure of Doubt. Toutes ces ressources sont d’une richesse et d’une limpidité exemplaires, et je leur dois pas mal de révélations d’ampleur mindblowesque. Si ma religion est la rationalité, ma déesse est Julia Galef. Elle est l’idole de mes idoles. A chaque fois que je réfléchis à un truc, j’essaie d’être digne de ses recommandations. Voici donc un article en l’honneur de la queen du game, où je m’efforcerai de décrire et expliciter une des idées de génie qu’elle a vulgarisées : la distinction entre rationalité épistémique et rationalité instrumentale. C’est parti mon kiki !

Si on définit la rationalité comme un outil universel servant à s’orienter dans la vie et à suivre un droit chemin (ce qui n’est qu’une définition possible parmi bien d’autres), peut-être ne sera-t-il pas inutile d’en distinguer deux usages visant cette même fin. La rationalité épistémique, et la rationalité instrumentale. Il s’agit, selon Dame Galef, de distinguer ce qui relève de la pure connaissance en vue de la fin mentionnée plus haut, et ce qui relève du comportement, de l’action en vue la fin.

La rationalité épistémique, d’abord, pose les deux questions suivantes : « pourquoi est- ce que je crois ce que je crois ? » et « les raisons de croire ce que je crois sont-elles bonnes ? ». Y répondre requiert de l’honnêteté intellectuelle, sujet auquel Madame Galef consacrera son prochain livre, The Scout Mindset (prévu pour 2021). En effet, il va falloir ici lutter contre des biais cognitifs (dont nous aurons l’occasion de reparler abondamment), dépasser des tendances affectives, et faire preuve d’auto-critique, ce qui n’est aisé pour personne, pas même pour Queen Julia. En somme, la rationalité épistémique ne s’intéresse qu’à la vérité et à l’exactitude. Les armes à notre disposition sont celles de la bonne vieille logique, qui devra primer dans tous nos raisonnements. Elle devra effacer nos préférences, et remonter à la source de nos croyances pour y démasquer les biais, les incohérences et autres erreurs logiques. Un tel travail est difficile, émotionnellement comme intellectuellement, mais porte rapidement ses fruits. Très vite nos découvertes nous permettent d’affermir nos croyances pour de bonnes raisons, et de cesser de croire ce qu’on n’avait pas de bonnes raisons de croire. S’apercevoir par exemple qu’il y a un biais de confirmation dans la proposition « Je n’ai pas eu très froid cet hiver, donc le dérèglement climatique est réel. » permet de comprendre que ce n’est pas une bonne raison de croire au dérèglement climatique, quoique vous eussiez eu réellement pas très froid cet hiver, et que le dérèglement soit bien réel. La rationalité épistémique permet de viser plus juste, et avec plus d’assurance.

D’autre part, la rationalité instrumentale nous aide à agir en cohérence avec nos buts. Elle demande : « comment faire exactement ce que je veux ? ». La nature de ces buts importe peu pour ce type de rationalité, d’où l’importance de la distinction que cet article a pour sujet. Tout ce qui compte ici est de les atteindre. Rendons cependant bien claire la distinction de Julia Galef. Il ne s’agit pas d’une distinction entre la détermination des fins et celle des moyens (ces deux choses dépendent de la rationalité épistémique), mais entre la théorie de la connaissance et celle de l’action. La rationalité instrumentale est celle qui lutte contre l’inertie de l’action, la procrastination, les comportements irréfléchis, contre-productifs ou autodestructeurs. Elle a pour cela recours à un ensemble de techniques très simples de persuasion rationnelle. Par exemple, si mon but dans la vie est de fabriquer une maison avec des allumettes et de la colle, je ne dois peut-être pas abandonner pour la seule raison que cela me parait difficile. Un adage de rationalité instrumentale dit : « échouer, plutôt que ne point tenter». Cependant la rationalité instrumentale est une science moins exacte que l’épistémique, de sorte que cet adage n’est pas toujours bon à suivre. Si votre but est de vaincre un ours à mains nues pour impressionner vos copains, peut-être vaut-il mieux ne pas tenter, plutôt qu’échouer. La rationalité instrumentale vérifie la conformité entre l’action et le but visé.

Mais à la fin, à quoi bon cette distinction ? Pourquoi distinguer des types de rationalité quand la rationalité se veut universelle ? C’est là vraiment que Julia Galef est notre maitresse en la matière. Elle ne dissocie jamais la rationalité de la réalité humaine dans laquelle elle s’incarne. Les humains sont des êtres imparfaits, quoique rationnels. Les humains les plus rationnels d’entre nous ne sont pas nécessairement ceux qui s’en sortent le mieux dans la vie. Souvenons-nous de l’histoire de ce géomètre si occupé à contempler les cieux pour en décoder les arcanes, qu’il en chut dans un puits à ses pieds. Qui ne se préoccupe que de rationalité épistémique, ou bien que de rationalité instrumentale est certain d’échouer à faire bon usage de la rationalité en général. Il s’agit donc de n’ignorer ni l’un ni l’autre aspect de la chose, et c’est une tâche déjà assez difficile pour qu’on s’en tienne là pour cette fois. Un autre adage de rationalité instrumentale dit : « lentement, mais sûrement ». Je vous prescris à tous force rationalité.

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