Rationnellement irrationnel ?

C’est compliqué


Quand on parle de rationalité, on parle le plus souvent de la faculté de l’esprit qui analyse des concepts et des situations au moyen d’une méthode logique rigoureuse. C’est cet outil universel qu’emploient non seulement les philosophes, mais aussi les scientifiques, et même tous les humains qui ont des objectifs à atteindre. La rationalité est en effet un outil extrêmement puissant quand il s’agit de s’orienter dans le monde en évitant erreurs et illusions. Selon toute vraisemblance, personne ne survivrait bien longtemps si on le privait de sa rationalité. Mais est-ce bien la rationalité seule qui permet de penser et d’agir adéquatement ? N’est-ce que ce qui déroge à ses règles qui nous fait commettre des erreurs ? En somme, n’existe-t-il pas un autre mode de pensée et d’analyse que la rationalité, et qui serait néanmoins responsable de certains de nos jugements les meilleurs ? Je nomme cette hypothèse celle de l’irrationnelle rationalité (l’expression rational irrationality créée en 2001 par Bryan Kaplan diffère quelque peu). Cette hypothétique instance de l’esprit serait tout aussi biologiquement inscrite en nous que la rationalité, et tout aussi bonne guide, sans pour autant se baser sur les mêmes principes épistémologiques. Aujourd’hui nous allons donc tenter de voir si nous sommes, au moins un peu, rationnellement irrationnels.

Oui.

Une manière possible d’envisager sérieusement l’hypothèse rationalo-irrationnelle (on travaille encore sur une épithète qui claque) est de se tourner vers les travaux de Daniel Kahneman dans le célèbre Thinking Fast and Slow. Ce formidable bouquin propose une distinction entre deux manières de penser allégoriques : le système 1 et le système 2 (ainsi nommés parce que « c’est plus simple comme ça »). Le système 1 est un mode de pensée rapide. Il intervient dans des situations banales (conduire une voiture, reconnaître des visages, etc.) ou d’urgence (freiner devant un obstacle qui surgit, fuir devant un danger, etc.). Le système 2, quant à lui, est lent et coûteux en énergie. Quand il s’active, il nous fait chauffer les méninges sur des problèmes précis (compléter une fiche d’impôts, prendre une décision importante, etc.), et fait appel aux lois de la logique. On dit que le système 1 est réactif ou réflexif, tandis que le 2 est délibératif. Mais on dit aussi que le système 1 un est soumis à de nombreux biais cognitifs, et que parfois il vient parasiter le bon raisonnement du système 2. Cependant, cela n’est vrai que du point de vue du système 2, celui de la rationalité classique. Si on prend le point de vue du système 1, sa contrepartie n’est que perte de temps et d’énergie. Partant de là, on peut conclure à une incompatibilité qui rend fou, ou bien supposer que l’interaction entre ces deux instances de l’esprit s’équilibre dans un ensemble de jugements optimal. Daniel Kahneman ne prend en fait aucun de ces deux partis (et je vous invite à lire ce formidable bouquin pour connaître la fin), mais pour le plaisir, voyons un peu ce que peut donner l’hypothèse de l’équilibre parfait. Un système de pensée parfaitement unifié et équilibré serait celui qui obéirait au système 1 lui hurlant « COURS ! » quand il faut courir, et au système 2 lui susurrant « Réfléchis. » quand il faut réfléchir. En plus de fournir les meilleurs jugements possibles, ce système serait en outre le plus optimisé en termes de temps et d’énergie. Si rien ne s’oppose a priori à cette disposition d’esprit (et je crois bien que c’est le cas…), il se pourrait très bien que nous soyons rationnellement irrationnels sans même le savoir.

Non.

Mais les choses a priori, bien souvent, ça n’existe pas ou c’est contredit par l’expérience. Je serais fort curieux de rencontrer un jour quelqu’un ayant le sentiment d’être parfaitement rationnellement irrationnel, c’est-à-dire de s’orienter toujours au mieux et de ne jamais louper une occasion de réfléchir un peu plus ou un peu moins. De fait, je n’ai jamais vu et je doute fort qu’il existe un tel individu. Les livres de Daniel Kahneman, Julia Galef, Annie Duke, Philip Tetlock & co., ont pour origine ce sentiment de ne pas être bien calibrés en termes de rationalité. Les lois de la logique sont aujourd’hui bien claires et bien mises en forme, et pourtant nous échouons la plupart du temps à les mettre en pratique, ce qui nous cause de nombreux désagréments. Il est fort probable que dans certains cas, les comportements induits par notre système 1 sont tout à fait adaptés à la situation, de même que le système 2 peut adéquatement résoudre certains problèmes complexes. Mais il semble aussi que dans bien des cas, les décisions que nous prenons ne sont pas les bonnes : on a tantôt passé trop de temps à hésiter au lieu d’agir, ou au contraire on s’est précipité sans prendre la peine de vérifier que le clignotant fonctionnait correctement. Si vraiment nous étions rationnellement irrationnels, nous ne nous poserions probablement pas la question de savoir si nous le sommes ou non, car la réponse serait sans doute évidente.

Merde !

 La nature nous a faits tels que nous sommes, et nous n’y pouvons pas grand-chose dans le courant de nos vies respectives. Nous sommes dotés d’un esprit imparfait, qui raisonne de diverses manières en fonction des situations. Il y a une économie naturelle de la pensée humaine, et elle ne peut être dite bonne ou mauvaise : c’est comme ça, c’est tout. Nous pouvons être certains que cette économie naturelle a permis à nos ancêtres biologiques de survivre et de se reproduire dans leur environnement, mais nous n’avons pour autant aucune raison de croire qu’il y a là un optimum. Depuis quelques millénaires, la rationalité a transformé notre monde, et par bien des aspects nous n’y sommes plus adaptés biologiquement. Mais comme le dit Julia Galef, la rationalité prend une valeur croissante dans ce monde nouveau d’abondance, de sécurités et d’opportunités toutes relativement précaires. Des problèmes anciens disparaissent et de nouveaux apparaissent, et nous n’avons toujours que les mêmes armes pour y faire face. A nous d’en faire le meilleur usage possible, irrationnelle rationalité ou pas.

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