Théorie des sentiments moraux

À base de métareprésentations bayésiennes


Dans cet article je vais vous présenter une théorie philosophique sur le fonctionnement de l’esprit et de la moralité humaine. Cette théorie est la mienne, au sens où elle provient de mes propres réflexions. Il est toutefois possible que quelque chose de similaire existe déjà dans le paysage philosophique contemporain, sans que je le sache. Je n’ai pas pris la peine de vérifier, car je suspecte que ce serait en fait assez difficile à faire, et car je ne tiens pas à laisser mes idées être influencées avant de les mettre une première fois à l’écrit. Mais s’il se trouve qu’effectivement quelqu’un a déjà exprimé à peu près ces choses, je lui céderai volontiers toute la paternité et tout le crédit que cela peut impliquer. Mais venons-en à notre propos. Je vais chercher à expliquer comment les pensées apparaissent et sont traitées dans notre esprit, et comment ce traitement donne lieu à ce qu’on appelle en philosophie des « sentiment moraux ». N’ayez crainte, cette dernière notion, ainsi que tous les termes barbares du titre, je vais les éclairer de mon mieux. Cet article n’est pas réservé aux spécialistes universitaires, mais s’adresse à tout le monde ! Alors si vous êtes partants, accrochez-vous bien à vos sièges, et en avant !

Illustration par Maya Scotton

Les représentations

Dans notre vie quotidienne, nous faisons l’expérience du monde qui nous entoure par nos facultés sensorielles (vue, odorat, toucher, etc.). Nous pouvons dire que nous recevons du monde des données sensorielles. Ces données sont transmises à notre esprit, ou à notre cerveau (je vais utiliser indifféremment les deux termes, car mon propos n’est pas de trancher l’épineuse question du dualisme corps-esprit), et celui-ci traite les données comme un ordinateur. Le traitement des données donne lieu à des représentations, des images mentales. Ainsi, quand mes yeux perçoivent la gracieuse silhouette d’un chat, des données sous forme de longueurs d’ondes électromagnétiques sont récupérées et interprétées par mon cerveau qui produit l’image mentale d’un chat. Quand mes oreilles entendent mon voisin me dire bonjour, des données sous forme de vibrations de l’air sont récupérées par mon cerveau qui produit l’image mentale de mon voisin me disant bonjour. Mais qu’est-ce exactement qu’une « image mentale » ? Est-ce que mon cerveau me fait voir ce que j’entends et ce que je touche ? Est-ce qu’un aveugle a des « images mentales » ? Non, bien sûr. En fait, la notion d’« image mentale » n’est pas utile très longtemps, car elle éloigne de ce que j’entends par « représentation ». En effet, « une représentation », c’est plutôt « une proposition sur ce qui est », c’est-à-dire un énoncé simple à propos des choses du monde qui affectent nos sens. Donc, quand je vois un chat, la représentation qui en résulte est la petite voix dans mon esprit qui dit quelque chose comme : « il y a un chat devant moi » ou bien « je vois un chat devant moi ». Quand mon voisin m’a dit bonjour, ma représentation est de me dire en moi-même : « mon voisin a dit bonjour » ou « j’ai entendu mon voisin dire bonjour ». Tout ce dont nous faisons l’expérience sensible donne lieu à de telles représentations, et rien d’autre que des représentations n’occupent notre esprit. En philosophie classique cette position s’appelle l’empirisme.

Les métareprésentations

Les métareprésentations sont des représentations de représentations, tout simplement. Je dis « tout simplement » car la définition est très simple, mais comme toujours en philosophie, la simplicité cache des subtilités. Tout d’abord, les métareprésentations ne doivent pas être confondues avec des représentations issues d’autres représentations. Par exemple, avec tout ce que j’ai entendu, observé et appris dans ma vie, j’ai formé en moi la représentation que la terre est ronde, sans pour autant en avoir fait l’expérience sensorielle directe. « La terre est ronde » est une représentation issue d’autres représentations. Une métareprésentation est une représentation à propos d’une autre représentation, comme par exemple « il est vrai que la terre est ronde ». En vérité, il n’existe que deux types de métareprésentations : aléthique ou éthique. Une métareprésentation aléthique a toujours la forme « il est vrai/faux que [représentation X] » ; et une métareprésentation éthique a toujours la forme « il est moralement bon/mauvais que [représentation X] ». Il s’agit là d’une fort traditionnelle distinction entre jugement de fait et jugement de valeur. Mais j’affirme que ce sont les deux seules choses qu’on peut penser à propos de nos représentations : est-ce que c’est vrai, et est-ce que c’est bien. Bien sûr, on pourra admettre des nuances au sein de ces deux catégories. On pourra penser par exemple : « il est vraisemblable, impossible, discutable, etc. que [représentation X] » ou bien : « il est juste, désagréable, beau, etc. que [représentation X] ». Toutefois, chaque nuance pourra être reclassée sous les catégories aléthique ou éthique. Et il faut encore préciser que le contenu d’une représentation n’a pas besoin d’être vrai ou bon pour qu’un cerveau humain se le représente. Je peux avoir des métareprésentations affirmant qu’une représentation est à la fois vraie et mauvaise (par exemple : « Macron veut faire passer la réforme des retraites en piétinant la démocratie »), ou fictive mais bonne (par exemple : « les bombes nucléaires n’existent pas »).

Le bayésianisme

Le bayésianisme est une épistémologie (une théorie de la connaissance) probabiliste développée notamment par le mathématicien français Pierre-Simon Laplace. Elle invite à placer toute affirmation sur une ligne graduée entre 0 et 100%, où 0% signifie la certitude absolue de fausseté, 100% signifie la certitude absolue de vérité, et 50% signifie l’incertitude totale. Pour calibrer correctement notre certitude, le bayésianisme nous demande de nous baser sur nos propres préjugés. Ici le mot préjugé n’a pas la connotation négative habituelle, mais renvoie simplement aux choses que nous tenons déjà pour vraies, et qui conduisent à l’affirmation en question. Par exemple, je crois assez fort que la terre est ronde (on est sur un beau 99% selon moi), car je crois encore plus fort ce qui me fait croire que c’est vrai, à savoir toute une collection de preuves et d’expériences diverses dans mon vécu. Le cœur conceptuel de ma théorie est d’affirmer que toutes nos métareprésentations ont par nature un comportement bayésien et que toutes nos représentations s’accompagnent naturellement de métareprésentations aléthiques et éthiques. Concrètement, cela signifie qu’à chaque fois que je me fais une représentation, elle est systématiquement accompagnée d’une métareprésentation aléthique et d’une métareprésentation éthique, qui toutes deux se calibrent spontanément entre vrai et faux, et entre bien et mal. Bien sûr, nul parmi nous n’a l’impression de juger en permanence et en conscience la vérité et la moralité relatives de ses représentations, mais je crois que cela est dû au fait que la plupart du temps, nos métareprésentations se situent tout près des 0%, 50% ou 100%. Le plus souvent, ce sont les métareprésentations aléthiques qui sont proches de 0% ou 100% (pour la présence d’un chat devant moi par exemple, je suis assez sûr de mon coup la plupart du temps), et les métareprésentations éthiques qui sont aux alentours de 50% (est-ce bien ou mal que la terre soit ronde, j’en sais foutre rien). Il arrive toutefois que ce soit l’inverse : je donne un 50% aléthique à la représentation « il y a un nombre pair d’humains sur terre au moment où j’écris ces mots », mais un 95% éthique à « le Conseil Constitutionnel invalide la réforme des retraites ». Le calibrage est le plus inconscient quand il s’approche le plus des extrêmes ou du milieu, car il s’agit alors soit d’évidence, soit d’ignorance totales. Mais quand il y a un dilemme, on ne peut pas passer à côté.

Les sentiments moraux et véridiques

Tout le monde, hélas, est familier du dilemme moral, cet inopportun moment de doute entre le pour et le contre d’une situation ou d’une action. Dans notre tête, selon ma théorie, le dilemme est l’occasion d’un calibrage métareprésentationnel conscient entre diverses raisons de croire qui tâchent de se faire valoir. Ainsi entrent en compte tous nos préjugés moraux, à savoir nos règles de conduite habituelles, nos expériences et nos raisonnements passés, etc. En philosophie morale, on compte traditionnellement trois types de morale possibles : le déontologisme, l’utilitarisme et l’éthique des vertus. Comme la bataille fait encore rage (depuis des siècles) entre les philosophes pour savoir laquelle est la meilleure, on n’aurait pas tort de se figurer trois bastions qui s’envoient perpétuellement arguments et objections à la gueule. Ces bastions sont à l’œuvre dans nos têtes quand nous sommes face à des dilemmes. Chez certains, par leur vécu et leurs préjugés, c’est l’utilitarisme qui va triompher ; chez d’autres ce sera un certain compromis de déontologisme et d’éthique des vertus ; et ainsi de suite en combinatoires infinies. J’estime donc que les résultats de ces calibrages métareprésentationnels éthiques sont des sentiments moraux, c’est-à-dire des considérations morales dépendant de notre état mental. La conséquence de cela est qu’on ne peut pas attendre de personnes avec des états mentaux différents qu’elles s’accordent régulièrement sur la morale. De plus, mutatis mutandis, tout ce que je viens de dire sur les métareprésentations éthiques s’applique aussi bien aux métareprésentations aléthiques. C’est pourquoi je parle volontiers de sentiments véridiques (où les sentiments ne sont pas eux-mêmes véridiques, mais portent sur la vérité des contenus de représentations). Je sais que la pilule est dure à avaler, surtout pour les philosophes. Je suis littéralement en train de prétendre « à chacun sa vérité » de la même manière qu’on affirme parfois « à chacun sa morale ». Si certains sont capables de renoncer paisiblement à une morale humaine universelle, sont fort peu nombreux en revanche ceux qui acceptent sans ciller de dire merde à la vérité et à l’objectivité.

Le relativisme ?

Donc oui, ma philosophie est relativiste (c’est-à-dire que j’admets que certaines choses ne sont pas toujours le cas en fonction des circonstances), je l’assume fort volontiers. Je dois dire que je n’ai jamais saisi ce qu’il y avait de mal avec le relativisme en philosophie. Il m’a toujours été présenté comme une impasse au fond des enfers, mais on n’a jamais réussi à bien m’expliquer pourquoi. De plus, le lecteur bienveillant remarquera que je ne suis relativiste que dans un certain cadre : celui de l’esprit humain. Ma théorie n’interdit en rien l’existence de vérités et de lois morales absolues en dehors de notre esprit, ni la possibilité de s’en rapprocher un peu par les voies de la raison. Seulement, nous ne saurons jamais si nous nous en approchons ou non, car nous resterons à jamais prisonniers de nos boîtes crâniennes, où les certitudes absolues sont impossibles. Par ailleurs, j’ai beau nier la possibilité des certitudes absolues, je ne nie pas pour autant les quasi-certitudes, ni les consensus quasi-universels. Bien au contraire, j’affirme que nous sommes tous enfermés dans des prisons crâniennes en définitive fort similaires, et qu’il faut donc s’attendre à de nombreux sentiments moraux et véridiques très vastement partagés. Je vis au quotidien avec cette philosophie, et je doute que beaucoup de gens l’aient remarqué par mon comportement. C’était à la fois un grand défi et une grande joie de la partager ainsi. Je me suis fait à moi-même des dizaines d’objections en écrivant, mais je me suis restreint par respect du format. J’eusse aussi aimé faire des liens (existants !) avec le reste de mes idées philosophiques pour en montrer la cohérence générale, mais là encore, j’ai été légitimement frustré. Cependant, si d’aventure l’une ou l’autre d’entre vous chers lecteurs souhaite m’adresser critiques, remarques ou questions, je me ferai joyeusement son très obligé correspondant. Merci de votre lecture.

Précédent
Précédent

Bad mood

Suivant
Suivant

Interview d’Airelle Besson