Déterminisme et RNG de la vie

Avec Pokémon version Emeraude et Pierre-Simon Laplace


Depuis ma tendre jeunesse, je suis un joueur passionné de la phénoménale licence de jeu vidéo japonaise Pokémon. Les premiers jeux Pokémon ont vu le jour en 1996 sous la direction de Satoshi Tajiri. Depuis, la licence n’a cessé d’enrichir son monde imaginaire par la création de nouveaux jeux, mais aussi de centaines de produits dérivés. Pokémon continue de s’adresser prioritairement à un public très jeune, mais passées les merveilles de l’imaginaire propres à l’enfance, les jeux conservent une grande attractivité pour les adultes par leurs aspects stratégiques avec des compétitions internationales chaque année. Personnellement, je m’intéresse beaucoup à la stratégie Pokémon, mais aussi à une autre activité moins connue, exploitant les probabilités et la génération pseudo-aléatoire : la chasse aux chromatiques.

Illustration par Ophélie Jauny

Les pokémon chromatiques

Les pokémon chromatiques sont des pokémon d’une couleur différente de la normale, qu’on a une chance sur 8192 (1/4096 depuis 2013 et la sixième génération) de rencontrer dans le jeu. C’est tout. Mais pour avoir le privilège de rencontrer et capturer ces individus rarissimes, certains joueurs sont prêts à investir énormément de temps et d’énergie. Ce sont les chasseurs de chromatiques (shiny hunters en anglais), et l’un d’eux est Armand Lefebvre (alias Maître Armand sur YouTube et Twitch), à qui je dois la plupart des informations techniques de cet article, ainsi que le lancement de ma carrière de chasseur. En particulier, j’ai appris grâce à lui le fonctionnement d’une cartouche de jeu Pokémon. Comme tout jeu vidéo, une cartouche Pokémon est comparable à un micro-ordinateur qui exécute des calculs en permanence et affiche les résultats à l’écran. « En permanence », cela signifie dans le cas des jeux Pokémon, tous les soixantième de seconde. Soixante fois par seconde, le jeu génère une frame, c’est-à-dire en français un cadre, un contexte pour tous les événements susceptibles de se produire dans le jeu. Par exemple, si le joueur est en train de marcher dans une zone où il peut rencontrer des pokémon, le jeu décidera tous les soixantièmes de seconde s’il est temps ou non de lancer une rencontre. Mais qu’une rencontre se déclenche ou non, il calculera aussi quelle rencontre peut, en théorie, être faite dans cette frame. C’est là que la magie a lieu. Le jeu calcule les données (dont, entre autres, la combinaison de ses « Valeurs Individuelles » parmi plus de quatre milliards possibles) d’un potentiel pokémon rencontré, soixante fois par seconde. Toutefois, le caractère chromatique n’est pas une donnée propre au pokémon. C’est seulement en combinant ses données à celles du joueur que le jeu fait apparaître un pokémon chromatique dans un cas sur 8192.

La version Émeraude et la RNG cassée

Mais sur quoi se base le jeu pour effectuer ses calculs ? Tout part d’une « graine », un nombre auquel le programme du jeu applique une formule mathématique compliquée, et qui donne de très nombreuses valeurs imitant un comportement aléatoire naturel. L’application de cette formule à cette graine est ce qu’on appelle la génération pseudo-aléatoire, ou RNG (Random Numbers Generation en anglais). Dans les jeux Pokémon, une nouvelle graine est générée à chaque lancement du jeu, et produit ses valeurs en continu jusqu’à ce qu’on quitte le jeu. L’illusion aléatoire est donc totale. Sauf dans la version Pokémon Émeraude, sortie en 2004. Pour une raison encore inconnue, dans toutes les versions Pokémon Émeraude du monde, la graine ne change jamais quand on éteint et relance le jeu. La conséquence éclatante est que dans une même frame, c’est-à-dire au même moment depuis le lancement du jeu, les données calculées par le jeu seront les mêmes à chaque relance du jeu. Ainsi, la connaissance de la graine et de la formule de RNG permettent de savoir exactement quelles données seront produites à quel moment. À l’échelle du monde vidéo-ludique, cette connaissance correspond à celle du « Démon de Laplace », un monstre théorique issu de l’esprit génial du mathématicien Pierre-Simon Laplace dans son Essai philosophique sur les probabilités. Dans un monde entièrement déterminé par des lois universelles, la connaissance de toutes les règles et d’un certain état de choses à un moment donné fait de nous un devin universel, un être totalement omniscient. Pour Pokémon version Émeraude, il existe un tel démon, sous la forme du logiciel RNG Reporter qui affiche tout ce qu’on peut vouloir savoir pour chaque frame que le jeu peut générer. L’aléatoire disparaît totalement en présence de RNG Reporter, et c’est pourquoi on dit que la RNG de Pokémon Emeraude est « cassée ».

Sur la nature des probabilités

Laplace déclare dans son super bouquin que les probabilités « quantifient notre ignorance », et sont donc vitales dans l’appréhension d’un monde dont nous ne possédons pas toutes les clés de lecture. Probabiliser adéquatement un événement ou une situation nous permet d’adopter la bonne attitude quant à nos prédictions. Si, au mieux de mes facultés, je juge qu’un événement a 51% de chances de se produire, je ferais clairement mieux de parier qu’il va se produire plutôt que l’inverse, mais je ne devrais certainement pas faire tapis sur ce pari. La probabilité 1/8192 (ou 1/4096, passe aussi) est excitante parce qu’on peut parier avec une très grande confiance que la prochaine rencontre de pokémon ne fera pas apparaître un chromatique, tout en sachant qu’en pariant ainsi un très grand nombre de fois, on finit par se faire avoir. La RNG cassée d’Emeraude est un vrai game-killer pour cette raison. Mais tout récemment (novembre 2021, soit dix-sept ans après la sortie du jeu !), à la surprise générale, des experts du jeu ont découvert une manipulation toute simple à effectuer dans le jeu pour modifier la graine, et donc de réintégrer l’aléatoire, c’est-à-dire l’ignorance. On peut donc depuis peu passer à volonté d’un monde entièrement connu, à un monde où nous n’avons que les probabilités pour nous orienter. Il y a là un exercice spirituel intéressant, car cela correspond à deux états d’esprit que nous devons sans cesse rendre plus efficaces à leur tâche respective pour avancer au mieux dans la vie. Que Pokémon permette ça, j’en suis tout ému !

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