L’ARMÉNIE

Mes larmes et mes amis


Autant prévenir tout de suite, ce que vous allez lire n’a rien de joyeux. L’état d’esprit qui est le mien est plutôt désespéré. A juste titre, croyez-moi. Une grande partie de mon identité repose sur une affirmation simple, claire, précise, fière et tragique : je suis d’origine arménienne. Du plus loin que je m’en souvienne, je me suis toujours présentée comme ça à ceux qui écorchaient mon nom de famille, à l’école ou ailleurs.


Et j’ajoutais dans la foulée que ma famille était rescapée du génocide arménien de 1915, que mes grands-parents avaient fui leur pays, avaient survécu au pire, avaient dû tout recommencer, ici ou ailleurs, là où on les avait accueillis. A la question « et tu as encore de la famille là-bas ? », je devais répondre gentiment que non, comme je venais de le dire, les seuls survivants étaient ceux qui étaient partis, qui avaient échappé aux massacres. J’en conviens, ce n’est pas vraiment simple à imaginer, c’est l’inhumanité la plus terrifiante, celle qui désire l’anéantissement d’un peuple juste parce qu’il est ce qu’il est. Juste parce qu’il EST.

L’Arménie, on ne sait pas bien où c’est. C’est quelque part vers l’est.  On connaît Aznavour, Kim K. et quelques autres noms en -ian, on visualise des cheveux bruns, des yeux noirs et des grands nez (sauf pour Kim, mais ça ne compte pas vraiment) ; si on cherche un peu on a une idée assez vague d’un peuple malheureux et d’une histoire traumatique, ce qui est à la fois vrai et complètement faux. Les Arméniens sont des gens foncièrement joyeux, prêts à chanter et danser en toute circonstance, d’une hospitalité inégalable (avez-vous déjà été invités à manger chez des Arméniens ? - alors vous comprenez ce que je dis). Mais l’histoire ne les a pas gâtés, à moins que ce ne soit la géographie… Comme dans la boutade : « Echangerais histoire grandiose contre meilleure situation géostratégique ». On les dit résilients, on les loue pour leur capacité à recréer des petites Arménie partout dans le monde, comme s’ils avaient eu le choix !

Je suis issue de ces gens-là, et je porte l’énorme responsabilité des descendants de survivants : une dette de vie puissance mille. Un truc qui fait que je me sens obligée de justifier mon utilité sur terre, moi qui suis là uniquement parce que mes ancêtres ont réussi à échapper à la mort. Et cette responsabilité ne me donne pas d’autres options que de raconter, dès que possible, ce qu’il se passe « là-bas », pour ceux qui sont restés vaille que vaille sur ce tout petit bout de terre plein de caillasse et de monastères sublimes.


Donc je raconte. En ce moment, j’assiste sidérée à ce qui était pourtant prévisible, annoncé depuis des années, qu’on nomme poliment épuration ethnique, tant le mot en g- fait peur. Je resitue rapidement le contexte : le conflit éclate, attaque éclair sur un peuple affamé depuis des mois par un blocus total, quelques titres dans les journaux qui se réveillent d’un coup, « oh miracle ! ». Mais c’est un peu tard pour alerter qui que ce soit, et vraiment à côté de la plaque pour tenter d’empêcher le pire. Mon propos ne se veut ni politique, ni polémique, et je veux bien répondre à toutes vos questions, mais ce n’est pas le lieu. Je voudrais juste tenter d’expliquer ce que je ressens, dans ma chair, ce que sans doute nombre d’Arméniens ressentent également. La première impression qui m’est venue, suite à l’attaque du 19 septembre dernier, c’est celle d’être vidée de l’intérieur, comme lorsqu’on mange un avocat à la petite cuillère. Vous avez l’image ? À la fin, il ne reste plus qu’une enveloppe vide, même si l’extérieur n’a pas changé d’aspect. Eh bien voilà, j’ai ressenti exactement ça. Puis j’ai eu l’impression fort désagréable de disparaître. D’être invisible. Invisible aux yeux du monde qui se désintéresse d’un conflit pas assez rentable sans doute, ou trop gênant diplomatiquement, le caillou dans la chaussure de l’Europe et des autres aussi (mea culpa, j’avais dit pas de politique). Invisible aussi aux yeux de mes proches, mes amis qui ne sont pas Arméniens.  Je m’attendais à recevoir une avalanche de messages, d’appels, de signes de soutien, de compassion, des mains qui se pressent pour tenir la mienne... Perdu. Pas un mot. Ou pire, des messages sans aucun lien, comme si rien ne s’était passé. Sauf qu’il s’est passé « quelque chose », et ce « quelque chose » est très grave. Je suis témoin au présent de ce que mes grands-parents m’avaient raconté, leur histoire à eux, les histoires de leurs proches, les massacres, l’exil, l’arrachement à la terre des ancêtres, la cruauté de l’ennemi, l’indifférence du monde.


Tout ça réactive le souvenir de la « Grande Catastrophe » de 1915, ces événements dont on redit inlassablement : « plus jamais ». Eh bien si, encore. Encore. Encore. Le bruit du monde recouvre tout, les malheurs sont noyés dans un magma informe, une info chasse l’autre. Et mon peuple se meurt. Je sais que les mots semblent parfois vains. Je me doute que ce n’est pas simple de savoir quoi dire. Mais dites-le-moi justement ! Prononcez ces mots, exprimez votre désarroi face à mon chagrin, à ma peine que vous ne pouvez pas imaginer, à mon désespoir que vous ne comprenez pas. Écoutez ma colère. Ne tentez pas de me raisonner ou de me dire que ça va aller. Ce qui arrive dépasse l’entendement, le fracasse sur l’autel de la barbarie. Ne m’expliquez pas les tensions géopolitiques de la région, ne me dites pas ce que vous avez entendu par tel ou tel éditorialiste politique qui traite les sujets à la chaîne. Vous manqueriez l’essentiel, le facteur humain, le cœur battant d’un peuple en passe d’être annihilé sur ses terres ancestrales. Ne me parlez pas de nouvelle diaspora, d’histoire à continuer ailleurs et autrement, alors que des vies sont sacrifiées en direct, sous nos yeux. Ne me parlez pas de résilience : nous en sommes déjà les champions du monde, et voulons  bien passer la main.

Vérifiez que vos amis Arméniens vont bien. Ils ne vont pas bien, j’en suis sûre.



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