L’homme fasciné

Jacques Ellul et l’aliénation par l’information moderne


Au sein des sociétés traditionnelles, l’information occupe deux grands rôles : alimenter la connaissance « utile » propice à l’action et structurer l’organisation sociale. La connaissance utile (qui s’oppose à la pure connaissance), quand elle est communiquée comme information, permet la prise de décision et suscite l’action du groupe. La connaissance organisationnelle, transmise par la culture (l’art et le rituel notamment), est quant à elle indispensable à la cohérence et à la cohésion. Soutenue par ces deux piliers, une communauté peut résister à l’épreuve du temps tout en gardant une stabilité ordonnée. Cette introduction à l’information historique permet de dévoiler le gouffre qui la sépare de l’information contemporaine, cette dernière s’avérant être une information informatique formalisée, ou, pour faire plus court, une data.

Illustration par Isaïe Biotteau

Communiquer, est-ce progresser ?

Nous sommes submergés par un flot continu d’informations, c’est aujourd’hui un fait indéniable. Aux millions d’entrées captées par nos sens dans l’environnement naturel viennent désormais s’ajouter des informations artificielles. Malgré leur futilité systématique nous ne pouvons nous en détourner. Elles attaquent les yeux et cassent les oreilles, elles nous assaillent en tant qu’elles ne sont faites que pour cela : elles nous concernent afin de nous modifier dans nos comportements et nos consciences. Le nouveau système informationnel fabrique un panorama parfaitement incohérent et désorganisé dans lequel l’homme est forcé de se situer. L’information a perdu son objectif traditionnel d’action et d’organisation pour ne garder qu’une seule chose : la communication. La communication de quoi, et pour quoi ? Nous n’en savons rien. Ce qui compte, c’est que les émissions et les réceptions soient assurées, car c’est ici que la nouvelle conception du progrès trouve sa mesure. Mais où est-ce que ça mène ? La tourmente informatique qui prend l’espèce humaine se pose comme le témoin révélateur de sa limitation. À partir de là, on peut observer quelques conséquences sur l’esprit et la personnalité de celui qui vit dans cet univers fascinant. 

Désinformation, éphémérité, consommation

La première, c’est la désinformation. Je m’arrête un instant pour clarifier quelque chose : ce qu’on appelle aujourd’hui désinformation (dé-informer, soit détruire l’information) devrait s’appeler mésinformation (mal-informer, soit falsifier l’information). Ceci est important car la désinformation dont je parle ici témoigne d’une disparition de l’information réelle, détruite par saturation : l’individu récepteur est écrasé, son système de traitement, d’enregistrement et de classification ne fonctionne plus : c’est le rejet total. « Tout est vomi, y compris la seule information qui aurait pu avoir un intérêt pour lui, mais qui lui échappe car noyée dans le reste » (Jacques Ellul, Le bluff technologique). Et si malgré la désinformation les hommes sont capables de remettre en marche leur machinerie de traitement rationnel, la somme des informations artificielles qui leur sont proposées sont de toute façon viciées dès le départ ; ce qu’ils ingurgitent quotidiennement n’est qu’une bouillie informe et brumeuse.

Suivant la désinformation, l’homme moderne construit en lui une vision éphémère et ponctuelle du monde. Chaque information qu’il attrape en plongeant sa main dans le flot des communications lui apparaît comme un accident. Catastrophes naturelles, famines, guerres… Chaque événement est pris indépendamment comme un tout en soi, puis relâché dans l’eau sans réflexion corrélative. À l’excès d’information s’ajoute la culture de l’oubli qui rend aveugle un groupe désormais « sans racine possible et sans continuité » (Ibidem). La guerre en Ukraine, débutée il y a un an, en est un bon exemple. Kharkiv, Lviv, Odessa, Donetsk, Marioupol : ces noms sont graves et sortent par dizaines des bouches qui font l’actualité (et qui s’essoufflent déjà alors que le conflit perdure !). À l’instar des Rohingyas, des Ouïghours ou des Yéménites, tout viendra s’échouer sur les côtes de l’amnésie collective. Troisièmement, et comme complément à la vision ponctuelle du monde provoquée par l’excès d’information, l’homme s’en fait consommateur. On a dit qu’on était noyés, écrasés par l’information afin de montrer la violence dont nous étions victimes. Il existe en fait un état précédent : l’absorption. On peut penser à la publicité, mais elle n’est pas seule. Avec Internet, la radio, la télévision, la presse écrite, etc., l’homme est informé sans qu’il ne s’informe ; il avale sous la contrainte de l’inondation une quantité absurde d’information, et par cela il perd son autonomie. La connaissance de l’utile est formalisée par les détenteurs capitalistes dès leurs moyens de production, et n’existe plus autrement que pour la consommation. Conséquemment, et dans l’intérêt des premiers, l’insignifiance des informations qu’on reçoit massivement avorte l’action contestataire des communautés humaines qui, sans points d’attache symboliques, sont perdues et propices à leur propre esclavage. Chacun dès lors pense toute sa vie dans cette contrainte de consommation contre-révolutionnaire initiée par le flot informatique. Absorption, évacuation, nouveauté ; tel est le schéma de l’information moderne, consommée formellement comme un produit.

Le jeu est en train de gagner

Désinformé, instantané et consommateur, voilà les trois caractéristiques de l’homme fasciné. Leur synthèse constitue le sentiment confus de l’impuissance. « La multiplicité infinie des données qui me sont fournies pour chaque situation me conduit à une impossibilité de choix, de décision, et par conséquent à l’attitude générale du laisser jouer la force des choses, ce qui est l’une des orientations les plus essentielles de la société occidentale moderne : la force des choses étant devenue, essentiellement, la force du processus de développement technicien » (Ibidem). Paradoxalement, plus augmentent le nombre et la puissance des moyens offerts par le progrès technique, moins l’humanité dispose d’aptitudes, de capacités et de volonté d’intervenir. La société plus ouverte, plus libérale, plus optimiste et progressiste qu’on vante chez nous cache, comme le dit Ellul, une société de contraception si forte qu’elle n’a même pas besoin de tuer la contestation dans l’œuf puisqu’elle empêche tout simplement l’œuf de se former.

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